Groupe 4 - Assurer son propre bonheur

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Nicolas LANCRET, Le Déjeuner de jambon, huile sur toile, 1735.


Extrait :

Assurer son propre bonheur est un devoir du moins indirect, car celui qui est mécontent de son état peut aisément se laisser aller au milieu des soucis et des besoins qui le tourmentent, à la tentation de transgresser ses devoirs. Mais aussi, indépendamment de la considération du devoir, tous les hommes trouvent en eux-mêmes la plus puissante et la plus profonde inclination pour le bonheur, car cette idée du bonheur contient et résume en somme toutes leurs inclinations. Seulement les préceptes qui ont pour but le bonheur ont, la plupart du temps, pour caractère de porter préjudice à quelques inclinations, et d’ailleurs l’homme ne peut se faire un concept déterminé et certain de cette somme de satisfaction de tous ses penchants qu’il désigne sous le nom de bonheur. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’une seule inclination, qui promet quelque chose de déterminé, et peut être satisfaite à un moment précis, puisse l’emporter sur une idée incertaine ; qu’un goutteux*, par exemple, puisse se dérider à jouir de tout ce qui lui plait, quoiqu’il doive souffrir, et que, d’après sa manière d’évaluer les choses, au moins dans cette circonstance, il ne croie pas devoir sacrifier la jouissance du moment présent à l’espoir, peut-être vain, du bonheur que donne la santé. Mais, quand même ce penchant, qui porte tous les hommes à chercher leur bonheur, ne déterminerait pas sa volonté, quand même la santé ne serait pas, pour lui du moins, une chose dont il fut si nécessaire de tenir compte dans ses calculs, il resterait encore, dans ce cas, comme dans tous les autres, une loi, celle qui commande de travailler à son bonheur, non par inclination, mais par devoir, et c’est par là seulement que sa conduite peut avoir une vraie valeur morale.

C’est ainsi sans doute qu’il faut entendre les passages de l’Écriture, où il est ordonné d’aimer son prochain et même son ennemi. En effet, l’amour, comme inclination, ne se commande pas, mais faire le bien par devoir, alors même qu’aucune inclination ne nous y pousse, ou qu’une répugnance naturelle et insurmontable nous en éloigne, c’est là un amour pratique et non un amour pathologique, un amour qui réside dans la volonté et non dans un penchant de la sensibilité, dans les principes qui doivent diriger la conduite et non dans celui d’une tendre sympathie, et cet amour est le seul qui puisse être ordonné.

Emmanuel KANT, Fondement de la métaphysique des mœurs, tr. Jules Barni, Paris, Ladrange, 1848, p. 22-23.

* le goutteux est atteint d'une maladie chronique, par laquelle des excès alimentaires entretiennent un surplus d'acide urique dans son organisme, ce qui occasionne chez lui un certain nombre de douleurs, notamment articulaires


Questions :

1. Pourquoi, d'après l'auteur, assurer son propre bonheur est-il un devoir moral indirect ?

2. Pourquoi tous les hommes trouvent-il en eux-mêmes "la plus puissante et la plus profonde inclination pour le bonheur" ?

3. Expliquez en quoi les "préceptes qui ont pour but le bonheur" portent préjudice, la plupart du temps, à certaines des inclinations humaines.

4. Pourquoi, selon l'auteur, ne pouvons-nous pas nous forger un concept déterminé du bonheur ?

5. En quoi cela permet-il d'expliquer qu’une seule inclination puisse ordinairement déstabiliser notre idée du bonheur, et perturber les actions que nous tentons de mener à bien pour l'atteindre ? Partez d'une situation précise afin d'analyser ce problème.

6. Analysez l'exemple du goutteux :

a)  En quoi son attitude apparaît-elle comme contradictoire ou incohérente, relativement à la recherche du bonheur ?

b) Pourquoi ne peut-on cependant, d'après Kant, s'étonner de cet étrange comportement ? Pour répondre, appuyez-vous sur votre réponse à la question 5.

c) À supposer que ce goutteux perde tout souci de sa propre santé et de son bonheur, en buvant et mangeant déraisonnablement, échapperait-il néanmoins, d'après Kant, au devoir moral d'agir pour réaliser son propre bonheur ? Pourquoi, selon vous ?

7. En conséquence de ces analyses, pourquoi la question de l'amour du prochain, prôné par exemple par les religions chrétiennes, soulève-t-elle une difficulté ? 

8. En quoi y a-t-il ici une analogie (cf. "C’est ainsi sans doute qu’il faut entendre les passages de l’Écriture") entre l'exemple de la prescription chrétienne de l'amour de l'ennemi, et l'exemple du goutteux qui poursuit les plaisirs de la vie qui lui sont nuisibles mais sans pouvoir échapper au devoir moral de travailler à son propre bonheur ?

9. En quoi la prescription d'aimer ses amis comme ses ennemis prouve-t-elle qu'il s'agit là, non de suivre des inclinations personnelles, mais de satisfaire à un véritable devoir d'amour ? S'agit-il de changer de sentiment et de considérer ses ennemis comme des amis ?

10. Expliquez dès lors la distinction opérée par Kant entre amour pratique et amour pathologique, en veillant à identifier ce que signifie ici le mot "pathologique".

11. Comment l'amour pratique est-il défini ? Comment peut-on expliquer dès lors l'idée paradoxale qu'un véritable amour pratique peut être ordonné, c'est-à-dire qu'il puisse consister en un devoir ?

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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